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Werdok dans l'Isoloir
11 mai 2007

Télépoubelle

Mes amis pourraient vous confirmer : ça fait longtemps, et en particulier depuis l'émergence du Loft en 2001, que je mets en garde contre le pourrissement des cerveaux, action à mon sens volontaire des grands groupes industriels et des grands décideurs. J'ai tellement souffert de leurs sarcasmes lorsque je disais que cette télé-là ne servait qu'à endormir le peuple. J'ai trop souffert d'être méprisé quand je disais qu'il ne pouvait rien sortir de bon de cet abrutissement. Il aura fallu 6 ans pratiquement jour pour jour après le Loft pour qu'une grande signature de la Presse et des médias me rende hommage. Cet hommage, je le dédis aux français qui se lèvent tôt le matin pour aller travailler sur un Yacht ou dans les cuisines du Fouquet's :)

[vous croyez que je peux être prêt pour 2012 ;), je commence à bien le sentir ce ton de campagne]

Daniel SCHNEIDERMANN dans Libé du vendredi 11 mai 2007 «Yacht Story», première

Donc, il aura fallu vingt ans. Vingt ans de télévision privée en France, pour que l'esthétique, les valeurs, les mythologies, les vedettes, le mode d'effraction de la télévision privée finissent de se confondre avec ceux de la politique, s'installent au sommet de l'Etat, et inaugurent un «Yacht Story» inattendu et discordant (palace mais jean, yacht de soixante mètres mais karaoké), dont l'effet de souffle n'est pas sans rappeler l'apparition du Loft Story de M6.

Le casting ? Il n'y a que l'embarras du choix. Voyez Arthur (ancien producteur du Loft), Steevy (ancien candidat du Loft), Bigard, Clavier, Reno, Villeneuve, à côté du président élu, sur ses tribunes, dans ses meetings, prêts à tout pour être dans le cadre : ce sont les visages des émissions qui font frissonner, des films familiaux du dimanche soir, des concerts-événements au Stade de France. Rien que du majoritaire, de l'écrasant, du fracasseur de records, de l'installé au sommet du podium, de l'exceptionnel. Voyez cette faune se mêler aux futurs ministres, comme sur les plateaux des samedis soirs de TF1. Voyez-la, dans la nouvelle hiérarchie enfin assumée sans complexes, écraser les vieux politiques rasoirs et poussiéreux. Voyez Fabius, par exemple, au soir de la défaite de Royal, interrompu sur TF1 parce que nous avons Johnny à l'instant même, chers téléspectateurs, il sort du Fouquet's, et nous n'allons tout de même pas rater sa première réaction ! (Alors qu'aucune chaîne ne diffuse en direct la réaction de François Bayrou, arrivé troisième à la présidentielle. Retourne donc dans ton Béarn, Bayrou !)

Les mythologies ? Elles se bousculent. Le petit garçon triste des beaux quartiers ( «Je suis parti de rien, j'étais au fond de la salle, rien ne m'a été donné» ) devenu ce chef exigeant de «la firme», qui recrute les meilleurs, paie grassement, et n'admet pas l'erreur. Les yachts, jets privés, limousines scintillantes, copains milliardaires et grands hôtels, et jusqu'à cette épouse fantasque qui s'épuise à ressembler à Jackie : c'est toute une imagerie néokennedyenne de la presse de papier glacé que convoquent les premiers jours du président élu.

Le langage ? Ecoutez cette rhétorique unique qu'il va bien falloir apprendre à déchiffrer, ce mélange d'émotion dans la confidence ( «j'ai changé» ), de compassion (je serai toujours aux côtés des «accidentés de la vie» ), d'effronterie ( «je ne m'excuserai pas» ), d'impudeur, d'insolence et de sincérité provocante ( «pas seulement quand je me rase» ). Ecoutez cette voix de tueur et d'enfant étonné.

Les valeurs ? La télé, là encore. La juste récompense des efforts et du travail (TF1 et sa Star Ac). La vitupération de l'impôt (Pernaut et son «Combien ça coûte ?» ). La plus extrême sévérité s'appliquant aux tricheries des humbles (Villeneuve et ses recyclages périodiques de la «France qui triche» ) plutôt qu'à l'incivisme des autres (Johnny sanctifié, et rentrant triomphalement en France sur le pavois du bouclier fiscal). Le culte du succès pour le succès, et de l'audience comme fin unique (les pages de pub annuelles dans la presse, pour célébrer les plus grosses audiences).

Reste l'essentiel : le mode d'effraction du sarkozysme présidentiel, la manière dont tout ce cortège s'impose dans les salons et dans les têtes les plus réfractaires. Cette technique, c'est la transgression. Le sarkozysme s'impose par l'effroi et le choc, aussitôt autosoulignés par le sauvageon. «Oui, j'ose parler de nation !» «Oui, j'ose dire qu'un voyou est un voyou !» «Oui, j'ose le palace, le jet privé et le yacht !» La transgression «décomplexée», la rupture avec la «bienséance» habituelle. Toute réserve est condamnée d'avance : la transgression se nourrit de l'approbation populaire contre l'effroi des élites. Qu'on se souvienne de l'apparition foudroyante du Loft et du haut-le-coeur polyphonique devant tant de vulgarité affichée : c'est ce haut-le-coeur qui assura le succès durable de l'émission. La transgression a besoin de cet effroi, de la levée de boucliers des vertueux. Aussitôt qu'elle a allumé l'incendie, regardez-la se parer de son innocence effarouchée. Pourquoi devrais-je m'interdire de parler de nation, d'identité nationale ? Pourquoi devrais-je m'interdire d'appeler un voyou un voyou, et de dormir au Fouquet's ? Pourquoi devrais-je m'interdire de me reposer quelques jours avec ma famille dans mon yacht avec karaoké ? La transgression qui ne semble avoir pour but que de faire la une. Hier, des médias nationaux, et demain, si possible, celle de Time et de CNN.

Sarkozy a-t-il construit sa mythologie en regardant TF1 ? Ou bien est-ce TF1 qui, en vingt ans, a préparé le public à l'avènement de Sarkozy ? Insoluble question de l'oeuf et de la poule. Peu importe. Le spectacle est désormais à l'Elysée, comme le pouvoir était à la télé. Les deux lieux se confondent, et sont interchangeables.

PS : Pendant ces longues journées d'installation de la nouvelle mythologie se faufila à la fin des JT une mince silhouette. Laure Manaudou filait en Italie, à l'anglaise, vivre auprès de l'homme qu'elle aime. Nul ne connaît les sympathies politiques de Laure Manaudou. Mais cette évasion amoureuse de la championne, même muette (ou parce que muette ?) apparaissait déjà comme une sorte de dissidence.

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